<< Je sais pas si on doit avoir une raison précise quand on entre dans des territoires ennemis. Je suppose que dans la logique des choses, oui, on doit. Dans ce cas, je suis assez mal. Parce qu'en plus d'être mal, je suis présentement en pleine terre Artémis, sans  but. Certes, je suis dans le Bois des Biches, mais je ne nourris aucune ambition quant à en attraper une. J'sais bien que j'y parviendrais pas. En plus, je hais les cerfs. Et le biches. C'est pareil. C'est un salopard de cerf qui a tué un de mes frères, et depuis je leur en veux à tous. C'est ridicule, comme haine, ma mère me l'a fait remarquer des tas de fois. A ton âge elle m'a dit, tu devrais savoir que l'élimination totale des cerfs et biches du monde ne fera jamais revenir ton regretté frère.

Ainsi, je devrais avoir un motif pour m'être aventurée ici. Surtout que d'un moment à l'autre, un loup Artémis va forcément atterrir près de moi et me glapir qu'est-ce que tu fabriques ici. Et moi je ne saurai pas quoi dire. Je prendrai un air soumis détestable et je dirai rien j'admire le paysage. Le loup me frappera pour m'apprendre à témoigner du respect et pour me dissuader de revenir. Je hurlerai à chaque coup et ça lui plairait car il sera sadique. Quand je me relèverai il me dira maintenant tu dégages et je dégagerai sans me défendre parce que je suis trouillarde et mauviette.

C'est dans la logique des choses, merde. Il y a toujours des loups qui vont là où il faut pas et des loups patriotes qui viennent leur casser la figure pour les punir d'avoir seulement osé poser leurs sales pattes sur leurs jolis territoires. C'est ce qui va m'arriver d'une minute à l'autre, aussi sûrement que je suis en vie. On est peut-être en plein après-midi, il fait peut-être très beau, il y a peut-être un agréable vent tiède qui souffle, ça n'empêchera personne de me tomber dessus. Surtout que je suis couchée au milieu du Bois et qu'il y aura certainement un bâtard incapable de me voir. >>

A vrai dire, patrouiller dans son Territoire n'était plus une corvée pour l'Alpha d'Artémis. Elle aimait ces terres qui l'avaient premièrement accueillies, puis qui étaient à présent les siennes. La louve noire se plaisait à se promener, seule la plupart du temps, ou plutôt en communion avec sa déesse, la grande Artémis qui lui inspirait les meilleures parties de chasse. Requiem avait toujours beaucoup de chance quand il s'agissait de tomber par hasard sur une superbe proie. Le Bois des Biches en regorgeait, et c'est clairement là qu'elle préférait passer ses après-midi de "patrouille". Il n'y avait pas souvent d'intrus. Les autres meutes savaient bien que les loups d'Artémis n'étaient pas vraiment belliqueux. Même si plusieurs personnalités cohabitaient dans la meute, il n'y avait pas de prédominance agressive. Elle-même en temps que chef de meute ne voulait pas la guerre pour les siens, cela n'apporterait que des malheurs, mais bien sûr, elle protègerais sa meute contre tous les maux.

C'était une belle après midi, un vent agréable soufflait, ébouriffant la fourrure de la grand louve. Elle marchait d'un pas calme, élégant, sans se presser. Elle avait l'habitude qu'il n'y ait aucun intrus pour la déranger dans sa promenade, juste un gros cerf à l'occasion. C'est pourquoi elle ne s'attendait pas à sentir cette odeur particulière. C'était une odeur de femelle, mais pas une d'Artémis. Cette pensée lui fit hérisser instantanément les poils sur son dos musclé. L'intruse aurait à expliquer la raison de sa présence en ces lieux. Elle reconnaissait l'odeur caractéristique des loups de la meute d'Hélios. Requiem n'avait rien contre ces loups, mais il n'étaient pas autorisés à se promener sans raison sur son Territoire, et encore moins à y espionner.

Discrète, mais se doutant qu'elle était déjà repérée, Requiem humait l'air, essayant de localiser l'intruse. Elle ne se trouvait pas très loin, à quelques pas, mais elle ne la voyait pas. L'Hélios devait être tapie, embusquée en attente d'information capitale à transmettre à sa meute ? Tendant un piège à un malheureux adepte d'Artémis ? Les possibilités se succédèrent dans l'esprit de la louve noire, qui sortait ses crocs. L'inconnue allait devoir amener un tas d'explications pour ne pas subit le mécontentement de l'Alpha. Prudente, cette dernière restait sur sa position, et clama d'une voix ferme :

"Hélios, sors de ta cachette, et dis-moi ce que tu fiches là."

<< Je pense que ça devrait plus tarder, maintenant. Je vous ai parlé d'une brise tiède, eh ben elle transporte une odeur de louve Artémis. Je suis assez fière de mon analyse, je dois dire. D'habitude, pour identifier les effluves, je suis plutôt nulle. Mais dans cette situation, ça coule de source. Je me demande bien quand je vais me faire repérer. Jamais, j'espère. Ouah, ce serait géant, ça : que je sois si habile dans le camouflage que l'autre me voie jamais, et elle tournerait sans cesse dans le Bois des Biches pour me trouver tandis que moi je serais bien peinarde ici, me tapant un fou rire intérieur en la voyant galérer.

J'me demande aussi qui est à ma recherche présentement. J'espère juste que c'est pas l'alpha. Ouah, si c'est le cas je suis dans un foutu pétrin. Qu'est-ce qu'on dit à un alpha quand on va là où y faut pas ? On lui présente des excuses en ployant l'échine d'un air faussement respectueux ? Des excuses pour quoi, d'ailleurs ? Merde, j'ai le droit d'être ici quand même !... Enfin, non. Le seul droit, le seul devoir que j'ai, c'est de déguerpir en vitesse. C'est peut-être ça la solution ? Bondir de ma cachette et piquer un sprint jusqu'aux territoires-où-j'ai-le-droit-d'être ?

« Hélios, sors de ta cachette, et dis-moi ce que tu fiches là. »

Je suis figée sur le sol, c'est à peine si j'ose respirer. Je pense oh mon Dieu je suis cuite. L'autre va me bondir dessus en gueulant t'as eu ta chance et elle va m'arracher la tronche. Je me suis complètement aplatie par terre, je me dis je suis repérée, je vais passer un sale quart d'heure. A moins que je reste là sur le sol ? Que je ne bouge pas ? Ouais, mais ça risque d'empirer les choses. L'alpha - bordel, je suis certaine que c'est l'alpha, avec une voix pareille, habituée à donner des ordres - est sûrement pas patiente et tient probablement pas à jouer à cache-cache. Donc. Je me lève, très lentement, avec un gros noeud d'angoisse dans la gorge et tout. Je vois la louve devant moi, elle est noire avec des yeux dorés, nous nous ressemblons ahaha. Hum. Je n'crois pas que ce hasard de ressemblance physique va me sauver. Je lui adresse un sourire jaune et dis comme une crétine :

« Oh, vous savez, je profitais juste de votre euh... Charmant Bois des Biches. Je n'voulais pas vous voler de proie ni rien, non, juste faire une sieste au Soleil. C'est si ravissant, ici. »

Ravissant, tu parles. Je vais me faire dégommer, je le sens. >>

Requiem s'attendait à tout, sauf à ça. Quand une meute envoie un loup espionner sur les territoires des autres, on en prend un capable de riposter en cas d'attaque, ou un rapide pour alerter la meute presto ... Mais ce qui sortait très lentement de son buisson n'avait rien à voir avec une guerrière sur-entrainée. C'était une louve noire maigrichonne. Jeune, mais déjà très peu musclée, elle n'avait pas fière allure, d'autant qu'elle n'avait pas l'air rassurée en face de Requiem. D'ailleurs elles se ressemblaient, au niveau de la couleur en tous cas, quoique le fourrure de l'Alpha était d'un noir plus profond que sa cadette, et elle était également plus imposante. Mais elles dégageaient toute les deux cette élégance caractéristique des louves soignées. Et là, l'Hélios se mit à parler, répondant de la manière la plus inattendue à l'Artémis :

« Oh, vous savez, je profitais juste de votre euh... Charmant Bois des Biches. Je n'voulais pas vous voler de proie ni rien, non, juste faire une sieste au Soleil. C'est si ravissant, ici. »

Pardon ? Qu'est-ce que c'est que cette excuse ? Requiem écarquillait ses yeux ambrés, abasourdie par cette nonchalance de la part de l'intruse. Elle était bel et bien en train de se moquer d'elle, et elle ne manquait pas d'audace, vu son gabarit. Bon. L'Alpha devait décider du sort de cette petite. Cette dernière se trouvait effectivement sur le Territoire d'Artémis sans raison valable, l'attaquer serait donc légitime, mais cela poserait peut-être quelques soucis relationnels vis à vis de la meute d'Hélios, qui n'a visiblement pas envoyé le moucheron dans le but d'attaquer les Artémis ... Et Requiem n'était pas méchante de nature ... Elle ne voulait pas tomber dans la décadence propre à sa lignée ... Elle allait donc épargner la petite. Mais peut-être pouvait-elle lui faire peur ? Au moins lui faire passer l'envie de rôder sur un territoire qui n'est pas le sien. Ainsi la grande noire retroussa méchamment ses babines, de quoi découvrir ses crocs dont elle n'avait pas à rougir, et elle lança sèchement, accompagné d'un grognement rauque :

"Si tu continues à te foutre de moi, tu vas voir ce qu'on fait aux espions par ici ..."

Ce qui n'était pas une vraie menace, mais pour paraître crédible, le louve se baissa légèrement sur ses pattes, comme prête à bondir sur sa proie, toutes griffes dehors.

<< La situation s'annonce pas terrible. Y'a l'alpha qui a l'air interloquée par ce que je viens de lui dire, et je sens que d'un moment à l'autre tout va basculer. Inévitablement, elle va croire que je me paie sa fiole et elle va m'administrer une dégelée pour que je comprenne le sens du mot respect. Je sais pas quoi faire pour éviter ça. Peut-être que je devrais m'excuser, ramper au sol, soumise et docile en mendiant un peu de miséricorde ? Plutôt crever ! Je sais que j'ai pas une trogne à faire la maligne et que de toute manière, c'est moi qui suis en faute, mais j'ai aucune envie de me prosterner aux pattes de l'alpha pour ne pas qu'elle m'arrache la tête.

« Si tu continues à te foutre de moi, tu vas voir ce qu'on fait aux espions par ici ... »

Ouah, elle a carrément sorti les crocs. Elle tient tant que ça à ce que je lui donne des explications valables ? On dirait que oui. Maintenant, l'alpha s'abaisse un peu, en position d'attaque, prête à m'éviscérer. Il faut que je riposte et vite. Que je glapisse désolée désolée, c'était juste une plaisanterie ! Au lieu de faire ça je recule de quelques pas et m'abaisse également, mais de soumission plutôt. Je ploie même la tête et tout. Le grand jeu. Oui, j'ai dit que je ne me soumettrais pas. Mais là, je ne rampe pas, je tempère le jeu, nuance. Je dis d'un ton un peu plaintif :

« Ce n'est pas la peine, vous savez... Vrai, je ne pensais pas à mal en venant ici ! Je voulais juste découvrir le vaste monde. »

Je dois me mordre les babines pour éviter de continuer mes conneries. Je jette un coup d'oeil à la dérobée à l'alpha, et je sens venir la raclée. Je plaide encore :

« Ca ne vous est jamais arrivé, à vous, dans votre jeunesse, de vouloir aller de ci de là ? » >>